CHAPITRE XIII

UN BOUQUIN DORÉ SUR TRANCHE

Nous parcourons tout Blue Island Avenue qui est une voie populeuse tracée en diagonale au beau milieu de la ville.

Pas plus de Perroquet ou de Perruche que de beurre dans le slip de Nixon.

— T’es sûr de ton anglais ? fais-je à mon jeune collègue.

— Oui, oui, dit-il. J’ai ma licence.

— Ecoute, on va refaire le chemin en sens inverse. Le zig n’avait pas l’air absolument certain de l’enseigne. Peut-être a-t-il confondu avec quelque chose d’approchant ?

— D’accord…

Il se détranche, mon pote. Mon père, biglez à gauche, mon père, biglez à droite. Je vais au pas, comme si je suivais un enterrement ou un défilé militaire. Ça ne fait pas l’affaire des autres conducteurs qui m’invectivent copieusement ; seulement, comme je ne pige rien à leur jargon, je m’en bats les flancs.

— Attendez ! s’écrie Dauwel.

Je ralentis encore davantage. Il a les mirettes qui lui pendent sur la poitrine comme des jumelles de courses.

— Quoi ? fais-je.

— Il y a là un bar qui s’appelle The Cockatoo.

— Et alors, ça veut dire perroquet ?

— Non, ça veut dire cacatoès.

Je case ma tire et nous entrons dans le bar. L’établissement est arrangé en navire, à l’intérieur. Le navire boîte de nuit, vous voyez le tableau ? Ça existe sous tous les cieux, dans toutes les villes de plus de dix mille tranches.

On s’installe au bar.

— Qu’est-ce que tu bois ? Whisky ?

— Je veux bien.

— Alors, deux doubles. Vas-y, commande ! Et, par la même occase, interroge le garçon. Tâche de savoir s’il connaît un zig du style clergyman.

Mon petit pote se débarbouille tandis que je file un coup de saveur à ce tapis. Y a des clients ordinaires, c’est-à-dire des glands qui ont filé rencard à leur secrétaire. Ça se bouffe la gueule dans tous les angles. La salle est plongée dans la pénombre. Elle est divisée en petits boxes cernant une piste de danse grande comme un couvercle de lessiveuse. Chaque box est éclairé par une lampe à abat-jour très discrète. Seul, le bar est à peu près éclairé.

Mon gars Dauwel baratine sec. Je lis sur la hure du barman les réponses. Oui, il connaît le gars. Ça se sent à la façon dont il jacte.

— Alors ? je demande lorsque l’entretien est terminoché.

— Ça va, affirme Robert. Il connaît. Le type vient tous les soirs ici. Il a rendez-vous avec des filles. Il leur parle à peine. Il leur apporte un bouquin.

— Au poil… A quelle heure radine-t-il ?

Robert traduit ma question.

— Vers les dix heures.

— Parfait. Tiens, allonge cinq dollars au barman en lui disant qu’il ne parle pas de nous au mec lorsqu’il s’annoncera.

Je consulte ma tocante : neuf plombes. Nous avons tout le temps !

— Qu’est-ce qu’on fait ? insiste ce frénétique de Belgicot.

— Rien, dis-je. On écluse encore un godet, ensuite tu rentres à la casbah pour faire dodo, car tu as besoin de repos.

— Mais non, pensez-vous.

— Si. Je peux être amené à faire des choses plus ou moins… mettons légales, et je ne tiens pas à compromettre un type aussi choucard que toi.

Il insiste encore, mais je me montre inflexible.

— Tiens, bonhomme, voilà cinq cents pions en plus à valoir sur ton cacheton. Fais une petite java seulâbre, mais méfie-toi des souris. Elles ont la main plus leste que le derche.

Nous sortons.

— Tu connais notre adresse ?

— Evidemment.

— Eh bien ! va.

Il s’éloigne, tout déconfit. Moi, je grimpe dans le bahut et je me mets à guetter les allées et venues de la clientèle du Cockatoo.

Pour passer le temps, je fume.

Et comme fumer incite à la méditation, je me mets à penser que cette fois je tiens le bon bout. M’est avis qu’avant longtemps je serai au parfum de toute l’histoire.

Alors, peut-être que j’irai dire deux mots à Grane, trois à Maresco et le reste aux journaleux du patelin.

Oui, peut-être bien.

A force de cligner dans la fumée pour ne pas rater les entrées du bar, mes roberts se mettent à chialer. On dirait que j’ai du chagrin.

Il est à peine dix plombes lorsque se radine un mec correspondant au signalement que la mère Morton et le Paganini des faubourgs m’ont donné.

L’homme en question ressemble en effet à un pasteur. Il est loqué de noir. Il porte une chemise blanche – ce qui est assez rare ici – et une cravate gris perle.

Son bada est noir, à larges bords plats.

Il est grand, maigre, blanc, triste.

Il tient à la main un livre truqué sans doute, ce qui renforce son air austère. Au fond, c’est ce bouquin qui complète sa ressemblance avec un clergyman. Ça lui fout l’air intellectuel constipé.

Il entre dans le bar d’une démarche solennelle. Puis il disparaît.

Moi, j’hésite à entrer derrière lui. Tout compte fait, j’y renonce ; le barman me connaît et il pourrait vendre la mèche même sans le vouloir, car l’autre endeuillé doit avoir l’œil vif.

J’attends un instant… Puis je descends de carriole. A ce moment-là, une belle souris débarque d’un taxi et plonge vers le bar en remuant du culbuteur. Mon petit doigt me dit que c’est une poufiasse qui vient au rambour pour chercher le fameux livre.

Et je ne me goure pas. Passant devant la lourde, je les aperçois, tous les deux, installés à une table devant deux verres de Coca.

Je reviens à ma bagnole.

Je suis perplexe.

Et je le suis parce que j’hésite sur la conduite à adopter. En somme, deux pistes se présentent. J’ai à ma disposition le « clergyman », d’une part, c’est-à-dire l’élément le plus important, et la souris avec qui il parle, d’autre part.

Seulement, lui, peut-être ai-je intérêt à le ménager, car il doit se méfier. Si je rate mon entrevue avec sa pomme, il sera paré et je pourrai toujours lui chanter le premier acte de Manon, je serai marron. Alors qu’en questionnant la fille, j’en apprendrai peut-être assez pour le cravater sérieusement. D’autant plus que, lui, je sais où l’épingler, puisqu’il vient tous les soirs ici.

Bon, c’est dit, je me charge de la fillette.

Comme j’ai pris cette décision, elle sort du bar. En effet, les relations sont schématiques avec le clergyman. Elle tient un bouquin sous le bras.

Je la vois héler un taxi.

S’agit de pas louper le coche !

Mais le pilote du bolide est raisonnable, il conduit en père peinard. Le suivre, c’est du biscuit !

Nous enfilons des avenues, puis d’autres avenues, sous un flamboiement d’enseignes au néon.

C’est fatigant, à la longue, ces lumières aveuglantes !

Enfin nous stoppons.

La fille casque la course et pénètre dans une boîte de danse qui s’appelle The flying dancer.

J’y entre à sa suite.

Je prends des jetons à la caisse, car je commence à avoir l’habitude de ces sortes d’endroits, et je file le train à la souris qui a pénétré par une petite porte située derrière le vestiaire.

Comme il y a du trèpe au vestiaire, je contourne celui-ci sans me faire remarquer. Je fonce par la fameuse petite porte. Elle donne sur un couloir où s’ouvrent les loges des filles, des musiciens et des chanteurs à la gomme qui se produisent dans la strasse.

Le coincetot est désert.

Pourtant, la môme vient d’entrer laga !

Je pénètre dans un réduit à instruments, un local dans le genre de celui où j’ai bouclé l’escogriffe de Seruti, la veille.

J’attends en renouchant par le trou de serrure. Si jamais je me fais harponner ici, ça va hurler à la mort dans le patelin !

Mais l’orchestre fait rage et le public afflue. C’est l’heure où les pigeons viennent se faire reluire au lieu d’aller se zoner.

Quelques minutes s’écoulent. La donzelle que je file ressort d’une loge du fond. Elle a troqué sa pelure contre une robe du soir en lamé, coupe Uniprix ! Elle ferme soigneusement sa lourde et se carre la clé de la loge dans le soutien-gorge. Elle n’a plus son bouquin.

Je la laisse se tailler, je compte jusqu’à treize, parce que ça porte bonheur, et je m’annonce en face de la lourde. Il ne me faut pas douze secondes pour l’ouvrir. J’entre dans la loge et je referme.

La pièce est exiguë. Grande comme deux guérites, on a envie d’y monter la faction.

Mais je ne me mets pas au garde-à-vous, ça, je vous l’annonce !

Rapidos, je fais l’inventaire du lieu. Je ne trouve pas de bouquin. Pourtant, elle l’a bien planqué quelque part, elle a tout de même pas pu s’en servir comme suppositoire.

J’ouvre le tiroir de la table à maquillage : balpeau ! Je bigle par terre : zéro. Enfin, je me mets à sourire. L’unique siège est recouvert de velours. Je soulève la partie rembourrée et je constate que la chaise peut servir de boîte à couture. Sous le capitonnage de velours, il y a une cavité renfermant le bouquin. J’ouvre celui-ci, il est truqué comme celui que j’ai trouvé chez Katharine. Et à l’intérieur, il y a un tas de petits paquets. Je flaire ces derniers. L’odeur me renseigne cette fois. C’est de l’opium. Je glisse les paquets dans ma vague et je remets tout en place.

Me voici affranchi, cette fois. Je commence à y voir tellement clair qu’on peut éteindre l’électricité !

Toutes les souris assassinées faisaient du trafic de stups ! Il y en a une par boîte de danse. C’est le lieu idéal pour refiler de la came. Tous les désœuvrés qui draguent dans les parages tirent sur le bambou ou se bourrent le pif !

Ce trafic n’est pas passé inaperçu de Maresco. Et c’est lui le Français… Ou du moins un de ses hommes.

Pourtant, cette explication ne me satisfait pas. Maresco a d’autres moyens d’action. Il n’aurait pas besoin de faire cette mise en scène à grand spectacle.

Et puis, si j’ai découvert l’existence du clergyman avec autant de facilité, il l’aurait décelée encore plus vite, lui, avec les moyens dont il dispose.

Alors ?…

Je remets le gros gambergeage à plus tard.

L’essentiel, maintenant, est de sortir d’ici sans se faire remarquer.

Je dénoue ma cravate, je prends une démarche titubante pour maller des loges… ceci au cas où je rencontrerais quelqu’un. Et bien m’en prend car, justement, je me trouve pif à pif avec un serveur noir.

J’exhale un formidable hoquet et, d’une voix mourante, j’implore :

— Lavatory, please, lavatory !

Le type se fend la gueule et me montre un clavier étincelant. Toutes ses chailles sont présentes à l’appel.

Il me guide obligeamment vers les gogues.

— Thanks, balbutié-je en lui fourrant un billet de cinq dans la patte à mangave.

Il en a le vertige, le zouave.

Sur le coup, il ne doute plus un instant que je sois miron.

Lorsqu’il a calté, j’évacue les ouatères.

Je plonge dans la salle de danse où toute une humanité en péril se frotte la membrane sous prétexte de danser.

Un tango, y a rien de tel pour amorcer les séances de pointage.

Je cherche ma donzelle du regard. Elle est dans les brandillons d’un troufion qui s’en fait un nœud autour de l’estom. Ma parole, il la confond avec sa ceinture Rasurel !

J’attends que la danse soit finie. Puis je m’avance vers la poulette. Un ticket brandi me sert d’entrée en matière. Au moins, c’est pratique !

Le troufion, vaguement gabouillé, m’écarte d’un revers de main.

— She’s mine ! déclare-t-il.

Moi, que voulez-vous, je ne peux pas entraver les façons cavalières. C’est pourquoi j’attrape le militaire par son revers et lui file un coup de boule dans la marganette. Il avale un grondement de rage et de douleur… plus une demi-douzaine de dents.

Et il se répand sur le parquet.

K.-O., le frangin !

Les spectateurs se gondolent. Deux serveurs qui en ont vu d’autres le bichent par les pattes et par les bras et l’évacuent vers la sortie.

Je tends mes abattis à la petite fille. Elle les accepte avec un beau sourire.

Les gonzesses sont toujours bonnes pour les vainqueurs. Surtout lorsque la bataille a eu lieu pour elles.

Elle se met à me roucouler des gentillesses.

— I am Belgium…, dis-je pour couper court.

— Oh ! gazouille-t-elle. Ju parlant oune little française…

Et elle m’explique qu’elle a connu un Français pendant la dernière guerre. Un gars qui était journaliste. Ils ont vécu deux mois ensemble et ça a laissé des traces dans son éducation.

Décidément, les Français se manifestent toujours dans la vie d’une greluse.

On fait plusieurs danses. Lorsque je regagnerai Paris, je vais cavaler à l’Opéra m’inscrire comme petit rat ! Ce voyage m’aura appris à me servir de mes gambettes, je vous l’assure !

Lorsque je n’ai plus de jetons, je vais en acheter d’autres. Bref, ça devient la grosse passion, nous deux. Je lui susurre des trucs à la guimauve. Elle biche. Lorsque je lui demande si on peut passer la nuit ensemble, elle me dit qu’elle est d’accord.

La soirée est longue comme un rapport d’expert.

Je suis vanné lorsque la carrée boucle.

— Allant attendre in rue ! me fait la poule.

Je la quitte à regret. J’ai eu tort de lui chauffer son « noir » 2 . Si elle s’aperçoit de la chose, maintenant, elle va en avoir sec et la suite de nos relations sera compromise. Or je ne voudrais pas qu’elle le soit. Le coup est admirablement amorcé. Parti comme je suis, j’ai toutes les chances de mon côté pour lui tirer les vers du nase. Et aussi pour lui faire le coup qu’Adam a si bien réussi.

Elle vaut l’exercice !

Elle est rousse comme une couverture de revue déshabillée. Elle a les yeux verts – c’est ce qui va le mieux aux rousses ! – et ses jambes sont parfaites. Le brancard idéal, quoi !

Je monte dans ma tire et j’attends. Qui vivra verra, comme le dit si pertinemment Félicie, ma brave femme de mère !

L’attente se prolonge. Je vois calter les compagnes de ma bergère. Mais elle tarde et ça m’inquiète.

Sans doute s’est-elle aperçue du larcin et est-elle affolée.

J’attends encore. Enfin, la voilà. Le valseur ondulant. Elle me sourit si gentiment que mes craintes s’évaporent comme de la rosée d’avril.

Elle s’avance vers ma guinde. Elle est belle, ma foi ! Elle a renforcé son maquillage et s’est vaporisé un parfum pas tellement désagréable.

Elle est gentillette.

Une fois à mes côtés, je ne peux attendre ; je la serre contre moi et je lui file un patin maison. Après ça, elle peut faire de la pêche sous-marine, elle a acquis l’entraînement nécessaire.

Je démarre.

— Où habitez-vous ? fais-je.

Elle me bonnit un nom de rue que j’ignore totalement.

Ça va être coton pour y aller, à moins qu’elle ne me guide sérieusement.

— Give me… le…

Elle touche le volant.

— O.K., ma poupée, fais-je.

Je descends de la voiture et je la contourne tandis qu’elle s’installe à ma place.

— Vous savez conduire, au moins ?… je demande une fois que je suis réinstallé à sa droite.

— Oh ! yes !

Ça, pour savoir conduire, elle sait…

Elle démarre en souplesse et fonce dans la ville.

Cette décapotable est follement agréable. L’air de la nuit me fait un bien immense. C’est bon de sentir la caresse de la brise sur son visage.

Dites, vous vous rendez compte de la somme de poésie qui stagne dans mon âme ?

Le jour où j’aurai remisé mon colt, je me lancerai dans la poésie.

Je publierai des plaquettes à compte d’auteur ; il n’y a rien qui fasse davantage plaisir à un éditeur !

Oui, il fait doux et frais. En sortant de la fournaise où nous étions, c’est une vraie thérapeutique, je vous l’affirme.

La môme pilote à moyenne allure. C’est reposant.

Soudain, au tournant d’une rue, je vois se dresser devant nous un immeuble que je reconnais.

— Mais… fais-je.

Je n’ai pas le temps d’en dire plus long. Je reçois derrière le crâne un de ces gnons qui volatiliseraient Notre-Dame.

« Tiens, pensé-je avant de sombrer dans le sirop, il y avait un mec à l’arrière de la voiture. »